Mouvement pour l'Égalité entre les Femmes et les Hommes

30/03/2023

Le suicide forcé dans le droit français

Avant la loi du 30 juillet 2020 introduisant deux nouvelles circonstances aggravantes au harcèlement moral, le suicide et la tentative de suicide, nous étions, en France, confronté.e.s à un vide juridique.

Si le harcèlement moral au travail a été reconnu en 2002, entérinant des années de jurisprudence prudhommale, il aura fallu attendre 2010 pour que le harcèlement moral dans le couple, les violences psychologiques, soient reconnus et intégrés dans le Code Pénal :

« Les violences prévues par les dispositions de la présente section sont réprimées quelle que soit leur nature, y compris s’il s’agit de violences psychologiques » (art. 222‐14‐3 du code pénal).

Toutes ces violences – mensonges, sarcasmes, injures, mépris, humiliations, dénigrement, isolement, dépendance financière, menaces, sont reconnues dans un délit spécifique.

Le Grenelle contre les violences conjugales est un ensemble de tables rondes organisées par le gouvernement français entre le 3 septembre et le 25 novembre 2019. Il avait pour objectif de réunir des personnes concernées par les problématiques liées aux violences conjugales, afin de déterminer des mesures à prendre pour les combattre.

C’est ce Grenelle qui a permis d’aboutir à l’inscription dans la loi de la notion de suicide forcé.

La contrainte, mise en lumière par Véronique Wester‐Ouisse, maître de conférence en droit privé et droit criminel et désormais Vice‐procureure à Quimper, était de veiller au respect du principe de légalité pénale : nulla poena nullum crimen sine lege – pas de condamnation possible d’un acte, quand bien même il serait extrêmement choquant, sans que le législateur n’ait prévu auparavant qu’il devait être pénalement sanctionné et de disposer d’un texte clair, précis.

Véronique Wester‐Ouisse a également permis de dresser un tableau des incriminations existantes et de constater qu’aucune ne pouvait trouver application en cas de suicide provoqué par les violences et les humiliations répétées d’un conjoint :

1) L’homicide volontaire, meurtre ou assassinat, ne pourra fonder une culpabilité.

Certes, en cas de suicide de conjoint, des violences physiques ou psychiques ont conduit à la mort, mais

c’est bien la personne elle-même qui par son geste de suicide est la cause de la mort

il manquera la plupart du temps l’intention de tuer. Par définition, le conjoint pervers utilise sa victime, en a besoin. Sa disparition, en principe, n’arrange pas « ses affaires ».

2) Le suicide provoqué par un conjoint fera penser à l’incrimination de provocation au suicide, à l’article 223‐13 du Code pénal : « Le fait de provoquer au suicide d’autrui est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque la provocation a été suivie du suicide ou d’une tentative de suicide ».

Quoiqu’elle puisse effectivement être envisagée dans quelques cas, cette infraction est par trop restrictive :

il faut démontrer des provocations au suicide, de véritables incitations au suicide prononcées par le ou la mis(e) en cause, directement à l’adresse du conjoint

il faut un passage à l’acte consommé (un suicide ou une tentative)

il faut une intention du provocateur visant à ce que le conjoint se suicide effectivement : or il sera difficile de trouver de telles intentions chez quelqu’un qui a besoin de l’objet de sa perversion.

3) L’homicide par imprudence

L’article 221‐6 renvoie, pour la définition de l’imprudence, à l’article 121‐3 du Code pénal, qui est l’un des textes les plus complexes qui soient. L’application de ce texte au suicide d’un conjoint suppose que ce suicide soit qualifié d’homicide, c’est à dire de mort d’autrui, ce qui implique de démontrer un lien de causalité entre les « imprudences » et cette mort, qu’autrui s’est au demeurant lui-même infligé.

Le raisonnement imposé par l’article 121‐3 définissant l’imprudence est pavé de chausse‐trappes, la première difficulté à résoudre étant celle de la certitude de la causalité. Il faut tout d’abord démontrer que la mort est causée par l’imprudence, même partiellement ; le lien de causalité doit être existant, de façon certaine. Appliqué à notre hypothèse, il faut démontrer que les violences et propos dégradants constatés ont provoqué ou au moins contribué au suicide. Si le lien de causalité existe, il faut ensuite établir une distinction entre deux types de lien de causalité. L’article 121‐3 distingue entre la causalité directe, entre l’imprudence et la mort, et la causalité indirecte. La causalité est directe si l’imprudence a été déterminante dans la production du dommage (art. 121‐3 alinéa 3). La causalité est indirecte si l’imprudence a créé la situation qui a permis la réalisation du dommage, ou si le mis en cause n’a pas prévu de mesure permettant de l’éviter (art. 121‐3 alinéa 4)

Appliqué à notre situation :

Les violences psychologiques ou physiques sont causalité directe si ces violences sont déterminantes du suicide du conjoint

Les violences psychologiques ou physiques sont causalité indirecte si ces violences ont permis la réalisation du suicide, ou si le mis en cause n’a pas prévu de mesure permettant de l’éviter.

Ces textes, complexes, ont été élaborés pour des situations de type accidentelles matérielles, et en aucun cas pour les cas de violences psychologiques. Les utiliser pour les suicides de conjoint ajoute, à la subtilité de la situation des violences intra‐familiales, des subtilités juridiques inadaptées à la situation.

En outre, qualifier le suicide provoqué d’homicide involontaire supposerait de pouvoir qualifier les violences psychologiques, voire physiques, d’ « imprudences », nonobstant leur irréductible caractère volontaire. Cette qualification doit donc être écartée.

4) Pourrait être envisagée la mise en danger d’autrui, mais la lecture du texte d’incrimination exclu d’emblée une quelconque application au suicide de conjoint. En effet, l’article 223‐1 n’incrimine qu’une exposition à un risque immédiat de mort « par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Ne sont envisagées ici que les obligations de sécurité et de prudence d’ordre techniques.

5) L’infraction des violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, dites souvent « coups mortels », est incriminée dans l’article 222‐7 du Code pénal ; les peines sont aggravées par l’article 222‐8 lorsqu’elles ont été commises par le conjoint, concubin ou partenaire de PACS.

-> Pour incriminer le suicide de conjoint, il est donc préférable de partir de l’existant en l’amendant de la manière la plus simple possible.

La réflexion s’est appuyée sur le droit positif qui était doté d’un texte incriminant le harcèlement de conjoint, base possible à l’incrimination du suicide provoqué par un conjoint.

Et un pas de géant a été accompli, dix ans après la reconnaissance des violences psychologiques dans le couple : le suicide forcé est entré dans le code pénal (art. 222‐33‐2‐1) au même titre que l’emprise. Le Parlement a adopté définitivement (loi n°2020‐936 du 30 juillet 2020) la loi visant à protéger les victimes de violences conjugales.

Article 222‐33‐2‐1 du code pénal

Le fait de harceler son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie se traduisant par une altération de sa santé physique ou mentale est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende lorsque ces faits ont causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à huit jours ou n’ont entraîné aucune incapacité de travail et de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende lorsqu’ils ont causé une incapacité totale de travail supérieure à huit jours ou ont été commis alors qu’un mineur était présent et y a assisté.

Les mêmes peines sont encourues lorsque cette infraction est commise par un ancien conjoint ou un ancien concubin de la victime, ou un ancien partenaire lié à cette dernière par un pacte civil de solidarité.

Les peines sont portées à dix ans d’emprisonnement et à 150 000 € d’amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider.

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