Dissociation et mémoire traumatique : Deux concepts pour comprendre la prostitution

La dissociation et la mémoire traumatique sont des concepts qui peuvent être très utiles pour comprendre la distance émotionnelle dans le cas de certains événements traumatiques tels que l’activité prostitutionnelle pour la victime. Par exemple, Miller1 rapprochait la distance prise par des enfants victimes d’abus sexuel à la relation au client pour les personnes en situation de prostitution (PSP).

Dissociation et sidération

Lors de la dissociation, telle qu’elle a été observée par Pierre Janet2 dans les années 20, les souvenirs et émotions associées à un événement traumatique peuvent être séparés les uns des autres. La dissociation protégerait ainsi la victime de l’intensité d’un souvenir « complet » de l’événement.

En fait, il s’agit plus largement d’une forme de déconnexion entre différents éléments de la conscience, de l’identité, de la mémoire ou la perception, et qui sont normalement interconnectés. Cela peut se manifester notamment par une absence d’émotions, par l’impression d’être mu par une force indépendante de la volonté de la personne ou par des expériences de sortie du corps.

Les expériences dissociatives peuvent avoir lieu lors de beaucoup d’événements traumatogènes (torture, catastrophe naturelle, accident de la route,…) et les expériences à l’âge adulte sont également associées aux traumas dans l’enfance.

Toute violence qui entraîne un état de stress intense pétrifiant la victime est à l’origine de ces troubles psychotraumatiques3, qui sont également pathognomoniques4 : c’est-à-dire qu’ils sont toujours une réponse à une situation violente. Il y a plusieurs formes d’expériences dissociatives : dépersonnalisation, amnésie dissociative, altération identitaire, confusion identitaire, et encore bien d’autres… Le trouble dissociatif de l’identité en est la forme la plus sévère.

De la sidération à la mémoire traumatique

L’état de sidération empêche le cortex cérébral de jouer son rôle de régulation de l’émotion5 en empêchant l’amygdale d’être régulée. Celle-ci, responsable de la réponse émotionnelle face au danger, joue le rôle d’alarme pour la personne ressentant l’émotion et commande la sécrétion des hormones nécessaires à la gestion du stress.

Mais, si les hormones de stress sont présentes trop longtemps et en trop grande quantité, cela devient dangereux pour l’organisme6 ; le cerveau doit donc libérer des endorphines afin d’éteindre la réponse émotionnelle. Elle est alors anesthésiée, comme l’est le corps physique. S’ensuit alors des sensations d’irréalité, d’indifférence, d’insensibilité, …

Comme l’amygdale a été isolée, la mémoire émotionnelle du trauma reste bloquée et n’est pas traitée ni encodée dans la mémoire de la personne. Cette mémoire non intégrée est en fait non représentée, implicite7. Elle reste donc vive, bloquée dans l’amygdale et susceptible de se déclencher face à tout indice rappelant le traumatisme. Le danger peut se manifester dans toute situation banale.

C’est pourquoi le stress peut se déclencher parfois des années après le traumatisme. La mémoire traumatique fait donc revivre les sensations et les émotions vécues au moment des violences avec une intensité identique, et ce sous diverses formes : cauchemars, réminiscences, flash-backs, symptômes péri-traumatiques, expériences hallucinatoires, …8

Tous les dangers possibles

De là découle un sentiment particulier d’insécurité et de peur face à ces sensations incompréhensibles, qui conduisent généralement à l’évitement de toute situation pouvant allumer à nouveau l’interrupteur de cette mémoire traumatique. Les conséquences sont ainsi multiples : allant du retrait affectif aux troubles du sommeil, en passant par les troubles de la concentration et de la mémoire. Cet évitement n’est évidemment pas suffisant pour contrer la mémoire traumatique, qui réapparaît tôt ou tard.9

Conduites dissociantes et répétition10

Un autre moyen de contrer la résurgence de la mémoire traumatique, par exemple lorsque les stratégies d’évitement paraissent inefficaces, consiste à reproduire la libération d’endorphines pour atteindre cet état de « déconnexion ». Cela peut s’obtenir grâce à l’utilisation de drogues ou par toute activité provoquant un sur-stress. Cela explique donc certaines prises de risques, l’automutilation, la violence envers autrui ou l’engagement et le maintient dans la prostitution par exemple. Le problème est dès lors que la mémoire traumatique se renforce encore de ces situations violentes ajoutées.

Manifestations dissociatives dans la prostitution

Comme dit précédemment, la distance émotionnelle nécessaire pour survivre à un viol serait la même que pour survivre à la prostitution11. De plus, le taux d’expériences dissociatives des femmes prostituées a été mesuré par Cooper et al. Celui-ci correspondait au taux observés dans des études sur une population atteinte d’ESPT (État de Stress Post-Traumatique). Aucune association n’a été trouvée entre ce taux et le nombre d’agressions, que ce soit avant ou pendant la période de prostitution. Ce qui tend à montrer que l’activité prostitutionnelle en elle-même est bien traumatogène.

Pour certains auteurs12, la séparation entre identité de PSP et identité privée est considérée comme la somme de diverses manifestations dissociatives, nécessaires. Judith Trinquart13 observe quatre manifestations dissociatives chez les PSP : le faux prénom, rendant agréable une pratique qui dégoûte, permettant de renier un passé, protégeant la vie privée ; l’apparence et les postures ; la cartographie corporelle, qui désigne le morcellement du corps ; l’espace-temps. De plus, l’éloignement des affects est inéluctable pour survivre à la situation prostitutionnelle14.

Une prise en charge nécessaire

Salmona15 souligne la nécessité de prise en charge et de soin de toute personne traumatisée, dans le cadre d’une lutte globale contre les violences. Non seulement les victimes mais aussi les auteurs sont visés, dont la mémoire traumatique et l’addiction à la violence doivent également être traitées.

Le traitement de la mémoire traumatique est essentiellement psychothérapeutique et se fait par une éducation aux mécanismes psychotraumatiques, permettant ainsi d’identifier plus facilement les marques de la mémoire traumatique, ainsi que par son intégration progressive. Tout ceci s’ajoute à une médication appropriée qui doit compléter la psychothérapie. Le traitement est donc très intéressant : il s’agit de revisiter les violences avec l’aide et la sécurité procurée par un spécialiste. Petit à petit, les associations à un niveau cérébral permettront la transformation de la mémoire traumatique émotionnelle en une mémoire autobiographique contrôlable et consciente.16

Une fois le travail entamé, l’habitude s’installe assez rapidement puisque le cortex cérébral peut prendre le relais en cas de déclenchement inopiné de la mémoire traumatique. De cette façon, l’état de peur et d’insécurité diminuent naturellement. En plus, la récupération permet à l’ancienne victime de se protéger face aux futures violences, en identifiant le jeu dans lequel l’agresseur tente de l’impliquer et en lui renvoyant l’image qu’il ne veut surtout pas jouer, celle de la victime elle-même.

Pour conclure, tout ceci démontre qu’il est primordial de s’intéresser à l’approche psychologique pour identifier et penser les dégâts que peuvent causer la prostitution sur les PSP. La dissociation et la mémoire traumatique sont des clés de compréhension de l’expérience traumatique que représente cette activité.

1 1986, cité par Nissen, C. (2016). Trajectoires de vie et prostitution de rue (Mémoire de master en sciences psychologiques). Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/2219?locale=fr

2 1920, cité par Cooper, B. S., Kennedy, M. A., & Yuille, J. C. (2001). Dissociation and sexual trauma in prostitutes. Journal of Trauma & Dissociation, 2, 27-36. doi:10.1300/J229v02n02_03

3 Yehuda, 2007, cité par Salmona, M. (2012). Mémoire traumatique et conduites dissociantes. In R. Coutanceau, J. Smith, & S. Lemitre (Eds.), Trauma et résilience : Victimes et auteurs (pp.113-120). Dunod.

4 McFarlane, 2000, cité par Salmona, 2012

5 Salmona, 2012

6 Bremner, 2003, Nemeroff, 2009, cités par Salmona, 2012

7 Janet, 1928, cité par Salmona, 2012

8 Steele, 1990, cité par Salmona, 2012

9 Salmona, 2012

10 Salmona, 2009, citée par Salmona, 2012

11Giobbe, 1991 ; Miller, 1986, cités par Farley, M., & Kelly, V. (2000). Prostitution. Women and Criminal Justice, 11, 29-64. doi:10.1300/J012v11n04_04

12 Stebbins, 2010 ; Trinquart, 2002, citées par Grégoire, J., Dantinne, M., & Mathys, C. (2015). Corps et prostitution : Entre aliénation et mise à disposition, quel est le rapport des travailleuses du sexe à leur corps ? Revue de la Faculté de Droit de l’Université de Liège, 1, 61-80. Retrieved from https://orbi.uliege.be/handle/2268/182480

13 2002, citée par Grégoire et al., 2015

14 Trinquart, J. (2003). Conséquences psychiques et physiques de la situation prostitutionnelle : Implications en termes de prise en charge socio-sanitaire. Retrieved from http://www.france.attac.org/archives/spip.php?article1232

15 2012

16 Nijenhuis, 2004, cité par Salmona, 2012

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